Créer ou compléter la bibliothèque d’un pays disparu à partir de sources diverses, c’est choisir d’interroger les traces livrées par la survie arbitraire de fragments, pans révélateurs de ce qui fut. D’une telle expérience émerge le fonds est-allemand qui occupe désormais plusieurs étagères de la bibliothèque universitaire de Nantes : issues de diverses sources, les œuvres collectées constituent un catalogue aléatoire d’ouvrages publiés en RDA de 1970 à 1990.
Or l’année 1971 marque un changement politique : Honecker remplace Walter Ulbricht, premier secrétaire du SED, le parti socialiste unifié, à la tête du gouvernement de RDA. À partir de cette date, les relations avec la communauté internationale évoluent : la France reconnaît l’État de RDA en février 1973, l’Institut culturel de RDA s’ouvre à Paris en décembre 1983, le Centre culturel français à Berlin-Est en janvier 1984. Le fonds nantais, dont une partie des ouvrages pourraient provenir de ces bibliothèques, recèle, entre autres, de nombreux volumes de la collection ENT (Edition Neue Texte), créée en 1971 par la maison d’édition Aufbau : à partir de ces traces privilégiées, c’est sur le corpus exhaustif1 de cette collection que se fonde notre réflexion.
En transposant, dans le domaine des collections, dont la place et la fonction sont emblématiques du système éditorial de RDA, le jugement de l’historien W. Emmerich – « la littérature de RDA est un sismographe des trem-blements de la société2 » (Emmerich 1989 : 143) -, nous tenterons de vérifier la pertinence de l’hypothèse selon laquelle la collection Edition Neue Texte peut être considérée comme un « sismographe » des secousses sociales, culturelles et politiques des deux dernières décennies de la RDA.
En RDA, prise en main par l’État, l’organisation éditoriale a été le lieu structuré d’une politique du livre. Les archives ont conservé le compte rendu d’une conférence de 1957 où est posé le principe qui orientera désormais la vie de l’édition en RDA :
Die Arbeit des Verlages ist eng mit dem gesellschaftlichen Leben verbunden. Seine Tätigkeit setzt notwendigerweise die Kenntnis der Entwicklungstendenz des gesellschaftlichen Fortschritts voraus. Es darf sich niemals im Nachtrag der Bewusstseinsentwicklung der Massen befinden. Alle sich notwendig vollziehenden Veränderungen im Leben der Gesellschaft müssen sich auch beim Verlag im laufenden Planjahr widerspiegeln (Risterucci-Roudnicky 1996 : 40)3
Ainsi s’explique l’interventionnisme extrême de l’État dans le « profil » des maisons d’édition dès les années 1950, visant à lutter contre la concurrence éditoriale, soumise désormais à une planification dirigiste. Alors que les éditeurs manifestent certaines réticences, face à ce qu’ils considèrent comme une limitation de leur créativité et de leur liberté, l’État, qui suit résolument le modèle éditorial soviétique, impose, par souci d’efficacité et de productivité, un système de répartition des tâches éditoriales. C’est ainsi que par un décret de 1964, la Hauptverwaltung Verlage und Buchhandel (l’Administration centrale pour l’édition et le commerce du livre) légifère sur la concurrence. Chaque éditeur a un profil défini qui ne peut empiéter sur celui des autres, autant pour les droits que pour la sélection des œuvres : auteurs de littératures allemande ou étrangères, thématiques privilégiées, orientations idéologiques.
La maison d’édition Aufbau, connue sous la périphrase toponymique de « La maison de la Französische Straße », est dédiée d’emblée à la politique culturelle antifasciste-démocratique. Elle se voit attribuer 800 tonnes de papier par an, soit vingt pour cent de la production totale. À partir de 1964, elle appartient toujours au Kulturbund (l’Union pour la culture), et lui sont adjoints deux éditeurs aux profils proches, Rütten und Lœning de Berlin (qui conserve cependant sa spécificité juridique en matière de contrats mais est administré par Aufbau) et le Volksverlag de Weimar. Désormais le nouveau profil stipule qu’Aufbau est spécialisée en littérature socialiste-soviétique contemporaine, en littérature allemande de l’exil, de l’émigration intérieure et de la résistance. Pendant la guerre froide, l’accent est mis sur la « littérature socialiste et bourgeoise-humaniste » et sur la littérature allemande la plus récente qui « contribue à l’éducation patriotique et démasque l’impérialisme américain »4, comme le stipule le catalogue de 1964. Enfin, les classiques allemands et russes en éditions complètes ou les éditions de luxe de l’Encyclopédie soviétique occupent une bonne place dans le fonds éditorial.
Quant à l’éditeur Volk und Welt, il se voit attribuer, entre autres, le premier rôle pour l’édition des littérature étrangères contemporaines. Il publie en exclusivité certains auteurs étrangers et se spécialise dans les anthologies de littératures modernes, variées et originales. Contrairement à Aufbau qui a l’autorisation de publier aussi de la littérature étrangère, c’est Volk und Welt, maison spécialisée dans la littérature soviétique et dans celle des pays capitalistes, qui édite la littérature mondiale.
Les éditeurs font donc rarement paraître les mêmes œuvres et cherchent plutôt à compléter le patrimoine éditorial existant, en publiant des ouvrages encore inaccessibles. Sartre figure dans le catalogue de quatre éditeurs : Aufbau se charge surtout de l’œuvre romanesque, Kiepenheuer des essais, et Reclam de l’œuvre théâtrale. Assez rares sont les titres déjà édités par une maison d’édition, repris par une autre. Pourtant les Mots (Die Wörter) de Sartre, auto-biographie parue d’abord chez Aufbau en 1965 et 1966, est rééditée par Volk und Welt en 1988. La Peste (Die Pest) de Camus, roman publié par Volk und Welt en 1965 et 1986, l’est aussi par Reclam en 1984. Il connaît en 1986 une large diffusion dans la collection de popularisation «Roman-Zeitung» de Volk und Welt. Ces entorses partielles à la concurrence s’expliquent par des considérations surtout économiques : le dépassement du capital de papier attribué autorisait la reprise d’un titre par un autre éditeur, le succès assuré d’un auteur procurait d’appéciables bénéfices, et l’attrait d’une publication qui, par le jeu du péritexte, permettait d’apposer sa griffe, attisait certaines convoitises (Risterucci-Roudnicky 1996 : p. 40-62).
Si la maison d’édition oriente la réception par le profil qu’elle implique, d’autres signes éditoriaux s’interposent entre le lecteur et le texte. Car la concurrence s’est déplacée de l’extérieur vers l’intérieur du réseau éditorial : les lignes strictes imposées aux maisons d’édition – assignées à publier des littératures et des auteurs bien définis – bloquent le jeu de la concurrence. Pour contourner cette contrainte, Aufbau joue des possibles de sa collection ENT qui implique une ouverture sur la littérature la plus récente et justifie ainsi qu’elle marche sur les brisées d’autres éditeurs.
Sur le plan de la classification, Aufbau distingue entre Serie (séries) et Reihe (collections), alors que Volk und Welt se limite aux collections. Celles-ci, qui recèlent un grand nombre de premières traductions, ont permis des ouvertures exceptionnelles sur diverses littératures étrangères encore peu connues. Ci-dessous, le tableau des collections de Volk und Welt comprenant des œuvres de littérature étrangère (notamment dans les anthologies propices aux découvertes par l’abondance de textes courts aux droits moins onéreux) témoigne du pouvoir des collections à ouvrir le champ de réception.
1947-1986
| Collections chez Volk und Welt | Longévité |
|---|---|
| Romane der Weltliteratur | 1951-1959 |
| Bibliothek der Weltliteratur | 1964-1981 |
| Die bunte Reihe | 1956-1967 |
| Volk-und-Welt Spektrum | 1968-1986 |
| Illustrierte Märchenbände | 1955-1980 |
| Lyrikreihe « Antwortet uns ! » | 1956-1962 |
| Lyrikreihe | 1967-1986 |
| Kleine Lyrikanthologien | 1974-1978 |
| Erkundungen | 1964-1986 |
| Bild-Text-Bände | 1958-1983 |
| K-Serie | 1964-1986 |
| Dramenreihe | 1965-1986 |
| Erlesenes | 1972-1983 |
| Volk-und-Welt-Report | 1972-1985 |
| Bibliothek des Sieges | 1975-1981 |
| Lederbände in Kleinformat | 1975-1986 |
| Lesebücher | 1976-1985 |
| Ex libris Volk-und-Welt | 1977-1986 |
| Orientalische Bibliothek | 1985-1986 |
| Österreichische Bibliothek | 1985-1986 |
| Buch des Monats | 1954-1964 |
| Buchclub 65 (Reihe „Buch des Monats” | 1965-1984 |
| Roman-Zeitung | 1952-1986 |
| Kleine Jugendreihe | 1950-1965 |
| KAP (Krimi-Abenteuer-Phantastik) | 1966-1971 |
Lorsqu’en 1971, Aufbau lance la collection ENT, le profil est ainsi formulé dans le prospectus publicitaire de l’éditeur :
Mit dieser neuen Reihe leistet der Aufbau-Verlag einen besonderen Beitrag zur Entwicklung und Bewahrung der Gegenwartsliteratur. Thematisch liegt der Schwerpunkt auf der Bildung unserer Zeitgenossen und der Entwicklung der sozialistischen Gesellschaft. Unsere neue Reihe, die der zeitgenössischen Literatur gewidmet ist, ergänzt und integriert die jüngsten und neuesten Werke der Weltliteratur.5
Le titre choisi, « Neue Texte », doit s’entendre à la fois comme une collection de « textes contemporains » et de « textes nouveaux » dans le paysage littéraire qui s’enrichit de nombreuses premières publications et de premières traductions. Définie comme une « bibliothèque nouvelle », la collection s’illustre par le peu de décalage entre la date de publication d’une œuvre dans son pays d’origine et celle de sa traduction en RDA : deux ans en moyenne, davantage pour les œuvres jugées « problématiques » par une censure vigilante surtout envers les œuvres de la modernité. Le roman Leçon de choses (Anschauungsunterricht) doit au Prix Nobel décerné à Claude Simon en 1985 d’être publié en RDA en 1988, treize ans après l’édition française…un petit détour par la Suède…
Entre 1971 et 1988, la collection compte 271 titres dont la variété générique (poésie, romans, nouvelles, théâtre), éditoriale (anthologies et recueils), culturelle (34 pays et 17 langues représentés), le dispute à la présentation (éditions bilingues, diversité calligraphique, comme pour l’ouvrage de Tahar Ben Jelloun, Les Amandiers sont morts de leurs blessures (Die Mandelbäume sind verblutet 1979) où alternent prose et poésie.
L’importance de la littérature étrangère chez Volk und Welt et Aufbau témoigne d’une ouverture sur l’ailleurs, l’inconnu et le nouveau. Envisagées sous l’angle de leur fonction de transfert, les œuvres étrangères se voient assigner une place particulière dans le champ de réception. Par sa nature, la littérature étrangère échappe partiellement aux instances de censure (les droits protègent l’intégrité des textes, empêchent suppressions ou modifications), elle permet de combler les « vides » d’un champ littéraire national freiné par une doxa dictatoriale. Cette place spécifique de la littérature en traduction se répercute sur les collections dont le profil atteste leur fonction dans le champ d’accueil. Les collections d’intégration culturelle par canonisation (Weltliteratur), par diffusion (« Poesiealbum », « Roman-Zeitung ») prennent le contrepied des collections consacrées à des littératures étrangères (« Erkundungen », « Dramenreihe » et, pour les pays socialistes exclusivement, « Erlesenes » et « Bibliothek des Sieges »). S’affirment comme novatrices les collections du contemporain comme « ENT » (Aufbau) et « Spektrum » (Volk und Welt). Entrer dans le champ littéraire par le biais des collections est un moyen de s’approcher au plus près des arcanes d’une politique éditoriale aux rouages complexes : au-delà de sa vocation de classification, ce signe péritextuel joue un rôle dans la résistance aux réseaux de pression de natures diverses.
Représentative d’une période-clé, la collection ENT constitue un champ d’étude intéressant à plusieurs titres : forme éditoriale spécifique en RDA, elle incarne un mode de fonctionnement révélateur de tout un système ; corpus exhaustif, elle s’offre à un questionnement synchronique et diachronique qui vaut pour méthode quand il est soumis au concept opératoire d’anomalie – entendue ici comme le décalage entre les attendus d’une « norme » et sa subversion – qui concentre les points de résistance révélateurs de problématiques sous-jacentes.
Du point de vue économique, même si l’on ne peut entièrement se fier6 aux chiffres qui figurent dans les documents du ministère de la culture, il est établi que les tirages de cette collection oscillaient entre 10 000 et 30 000 exemplaires. Le repérage des droits révèle le circuit éditorial imposé par des considérations souvent économiques. Si les droits de certains auteurs sont négociés avec la RFA, la collection comprend des auteurs dont les droits appartiennent à Aufbau, ou qui, par leur plus modeste notoriété, ne grèvent pas le budget des devises : ainsi s’explique la présence de certains romans français contemporains aux droits plus abordables, comme ceux de Josanne Duranteau ou Dorothée Letessier.
Un balayage en synchronie de la bibliographie permet de cerner l’orientation de la collection de laquelle se dégage une certaine unité.
Dans le fonds allemand de RDA, de « nouveaux auteurs », Günter Kunert (Ortsangaben, ENT 1971), Erwin Strittmatter (Die blaue Nachtigall oder der Anfang, ENT 1972), Christa Wolf (Lesen und schreiben : Aufsätze und Betrachtungen, ENT 1972), publiés l’année de la création de ENT, donnent le ton : ces débuts sonnent comme un acte programmatique d’orientation de la collection et, par-là même, de la littérature de RDA en construction.
Du côté des auteurs allemands de RFA, plusieurs ont fait partie du groupe 47, comme Alfred Andersch (Der Vater eines Mörders : Eine Schulgeschichte, ENT 1981), ou sont des sympathisants du Parti communiste allemand, Thomas Valentin (Ginster im Regen. Erzählungen, ENT 1971), Gabriele Wohmann (Alles für die Galerie. Erzählungen, ENT 1972), pour ne citer que quelques exemples.
Dans la galerie des trente-quatre auteurs étrangers, les Russes, les Français, les Espagnols, les Sud-Américains et les Anglais dominent en nombre de titres. On repère des hommes d’État ou des victimes du fascisme : Ernesto Cardenal, ministre dans le gouvernement sandiniste du Nicaragua, signe l’anthologie In der Nacht, leuchten die Wörter (ENT 1979) ; Portillo y Pacheco, président du Mexique de 1976 à 1982, a consacré un livre au mythe du Dieu du vent, Quetzalcoatl (ENT 1980) ; le Péruvien Carlos Cerda, persécuté par le régime, raconte ses expériences à la Kafka dans un recueil de nouvelles, Begegnung mit der Zeit (ENT 1976). Les thèmes révèlent une orientation majoritairement idéologique : la vision critique de la bourgeoisie, de la société capitaliste, colonialiste et néocolonialiste le dispute aux histoires qui démontent les mécanismes du fascisme, comme dans le roman de Suzanne Prou, Miroirs d’Edmée (Edmée im Spiegel), publié en 1978, deux ans après sa parution en France. Nombre d’écrivains sont issus du monde du travail (Colette Basile, Enfin, c’est la vie (So ist das Leben), ENT 1977 ; Josane Duranteau, la Belle Indienne (La Belle Indienne), ENT 1978 ; le cheminot Walter Prévost, Tristes Banlieues (Kinder der Vorstadt), ENT 1980). L’ensemble du corpus est traversé par un courant d’inspiration anti-patriarcale et féministe, tant dans la littérature russe (Irina Grekova, Ein Sommer in der Stadt, ENT 1972), que française (Christiane Rochefort, les Stances à Sophie (Mein Mann hat immer recht), ENT 1975 ; Dorothée Letessier, le Voyage à Paimpol (Die Reise nach Paimpol), ENT 1982 ; Marie Cardinal, les Mots pour le dire (Schattenmund oder die Worte um es zu sagen), ENT 1983) et francophone. Deux titres émergent : d’une part, le puissant récit de la Sénégalaise Mariana Bâ dans Ein so langer Brief (ENT 1982) qui déploie, sur le mode de la confidence-témoignage, un réquisitoire contre la condition de la femme africaine ; d’autre part, le roman de l’Egyptienne Nawal El Saadawi, Firdaus – Eine Frau am Punkt null (ENT 1985), poignant réquisitoire de l’héroïne qui, la veille de son exécution, décrit l’enfer de sa vie, de l’inceste subi dans l’enfance aux violences du couple et de la prostitution. Son crime n’est pas d’avoir tué, mais d’avoir dit la vérité. La lecture en surplomb de la bibliographie dessine les contours d’une littérature, quelle qu’en soit l’origine linguistique et culturelle, résolument engagée contre toute forme de domination dans une acception socialiste.
En y regardant de plus près, on constate qu’il ne s’agit cependant pas d’un corpus monolithe : çà et là, brillant comme des pépites, des œuvres inattendues, des « anomalies » en contexte, issues heureuses d’âpres discussions avec la censure dont témoignent les archives éditoriales d’Aufbau.
Si la bibliographie de la collection recèle des auteurs russes au-dessus de tout soupçon, comme Vassili Belov (Sind wir ja gewohnt, ENT, 1978), dans la ligne du Parti, dont l’œuvre, qui idéalise la vie rurale, lui vaut l’ordre de Lénine. Il en va autrement de Kaklanov (In Sachen Karpuchin, ENT 1982) qui, ayant critiqué les purges de Staline, est censuré en URSS, ou encore Solouchin (Die dritte Jagd: Betrachtungen eines Pilzjägers, ENT 1981) qui met à l’honneur le héros russe, et non soviétique, et rejette la révolution d’octobre au nom de sa slavophilie. Ou encore Vladimir Krupin (Das Wasser des Lebens, ENT 1984) qui dénonce la dégradation de la vie rurale.
Parmi les auteurs de RDA, Volker Braun (Das ungezwungene Leben Kasts, ENT 1972), malgré un parcours des plus édifiants – il effectue son Bitterfelder Weg7 en travaillant sur un lieu d’extraction de lignite –, provoque l’ire de la censure, et sa pièce, Die Kipper (ENT 1972), malgré plusieurs modifications8, interdite pendant cinq ans, n’est jouée à Leipzig qu’en 1972. Outre certaines formules sur la RDA jugées inacceptables, le héros, Paul Bauch, anarchiste et individualiste, en découd avec la collectivité. Membre du SED, Volker Braun ne s’interdisait pas la critique, proclamant qu’entre les idéaux socialistes et la réalité, il y avait un gouffre. À ce pessimisme croissant qui le disqualifiait en haut lieu, s’est ajoutée sa prise de position dans l’affaire Biermann, contre l’exclusion de l’artiste.
Chez les auteurs étrangers, la présence du communiste italien Velso Mucci peut surprendre. Si, auteur d’un roman à la virulente critique du milieu turinois des années 1925, il ne déroge pas à la ligne idéologique dominante, jouent cependant contre lui les distances prises avec l’URSS en 1956, ses liens avec la Chine et ses rapports étroits avec les surréalistes.
Certaines œuvres qui mettent en cause les principes d’une littérature socialiste aux héros positifs et au lyrisme militant, parviennent à entrer en catimini sur le territoire de RDA par la voie de la collection. On peut ainsi s’étonner de la présence du romancier et dramaturge anglais Clive Barker, représentant du splatterpunk, contre-culture inspirée par le punk. Le préfacier de Woche für Woche (ENT 1971), récit d’inspiration autobiographique, s’interroge sur le genre du texte : ni roman, ni récit, ni reportage, ni étude sociale, ni journal, ni conte. Sept chapitres calqués sur les jours de la semaine suivent le cours des souvenirs d’un jeune grandi dans le milieu ouvrier anglais des années 1940-1950. La nouveauté réside dans le travail de la mémoire, effectué de la double perspective du narrateur écrivain et du personnage enfant et adolescent, qui permet la description et la réflexion a posteriori. L’expérience subjective l’emporte sur la mise en cause politique ou sociale. Le mythe du travail y est démoli à coups de massue et le texte échappe à toute plainte ou accusation. Avec le temps, le narrateur se forge tout seul une conscience critique et choisit sa voie contre l’exploitation et l’argent. Le texte, à la fois s’intègre à la ligne politique officielle et s’en démarquenettement par l’exigence de subjectivité qui ne se dépasse pas dans la lutte collective.
Que ce soit l’apparition de la subjectivité dans un autre rapport à la réalité sociale – dans le Vainqueur de coupe (Der Pokalsieger) de Rachid Boudjedra (ENT 1981) ; ou la construction non canonique du livre de Jean Thibaudeau (Mai 68 en France / Mai 68 in Frankreich, ENT 1982) – qui, sous forme de pièce de théâtre, est fondé sur la rétrospective subjective, documentaire et théorique des 31 jours de mai 68 –, ou encore le roman du Belge d’expression néerlandaise Louis-Paul Boon, Menuett (ENT 1974), – où, sur fond de misère prolétaire, se déroule l’histoire d’un triangle adultère sous la forme insolite de 92 articles de faits divers occupant le dernier quart de chaque page – ou enfin Die Pantherfrau de Sarah Kirsch (ENT, 1973) – roman composé d’enregistrements sur cassettes, relatant cinq vies de femmes, première expérience littéraire utilisant ce medium en RDA –, toutes ces variations qui subvertissent le canon imposé marquent l’apport de la collection ENT aux œuvres de la différence.
La lecture synchronique de la collection ENT révèle l’esprit politique qui prévaut dans le choix des œuvres dont les dominantes portent sur la critique de la société bourgeoise, l’empathie avec les classes ouvrières ou démunies, le réquisitoire contre les dictatures et ses variantes fascistes. Cependant une partie de ce corpus témoigne d’une recherche littéraire, d’un désir d’autres procédés et de formes d’écriture – variations d’instances narratives, rejet du héros positif, importance de la subjectivité, mise en cause de l’esthétique dominante… Autant de victoires pour les lecteurs d’Aufbau qui ont bataillé pour les publier.
La lecture diachronique du corpus livre les repères d’une micro-périodisation de la collection. En effet, la sélection des auteurs sur l’axe du temps révèle des moments-clés : 1976, 1980 et 1988.
L’année 1971, date de création de ENT coïncide avec un contexte d’ouverture sous l’égide de Honecker qui tourne la page de l’ère Ulbricht. Lors d’un plenum du comité central, il déclare qu’à partir de la position solide du socialisme, il ne doit pas y avoir de tabou pour les artistes, les poètes et les écrivains, donnant ainsi l’espoir – vite douché – que la censure baisse la garde. La première période de la collection, 1971-1976, marque l’ouverture au réalisme magique et au fantastique de la littérature sud-américaine, avec une nouvelle de Cortázar, « Der andere Himmel » (ENT 1973, « La noche boca arriba », extraite du recueil Final del juego dans l’édition de 1964). Il s’agit de l’un des récits les plus déstabilisants de l’auteur argentin par son esthétique de brouillage entre réel, rêve et fantastique, ainsi que par sa fin indécidable. C’est Cortázar lui-même qui préfacera le percutant recueil de nouvelles de l’Uruguayenne Cristina Peri Rossi, Der Abend des Dinosauriers (ENT 1982), adepte du fantastique magique. Subvertissant les codes dominants, les œuvres des auteurs sud-américains sont un cheval de Troie dans le champ de réception jusqu’alors barricadé du réalisme socialiste.
Mais le 16 novembre 1976, « l’Affaire Biermann » marque une rupture dans l’histoire de la collection. Après un concert donné à Cologne, l’artiste, déchu de sa nationalité, se voit interdire l’entrée en RDA où il avait librement choisi de vivre dès 1953. À ce membra du Parti, on reproche son « communisme critique », ses positions jugées incompatibles avec les valeurs de la RDA. La révolte des intellectuels et des écrivains contre cette exclusion envahit l’espace public. Parmi les auteurs qui protestent contre cette décision, nombre sont publiés chez Aufbau : Volker Braun, Günter Künert, Sarah Kirsch, Stephan Hermlin, Christa Wolf… La réaction du SED ne se fait pas attendre. Le Parti impose aux éditeurs un programme en douze points. Dorénavant, les lecteurs de maison d’édition seront formés à plus de marxisme-léninisme. La sélection portera désormais sur les œuvres d’auteurs politiquement et idéologiquement irréprochables. Aucun sympathisant envers les dissidents ne sera toléré. Les auteurs qui quittent la RDA ne seront plus édités (Wurm 1995 : 81-82). Pour Aufbau, c’est une grande perte. Disparaissent des programmes Kurt Bartsch, Sarah Kirsch, Joachim Seyppel, Bernd Wagner qui doivent quitter la RDA. Parmi les rescapés de cette « purge », Günter Kunert, resté citoyen de la RDA, et Uwe Kolbe, soutenu par Franz Fühmann et détenteur d’un visa permanent (Dauervisum). S’établit alors un climat de censure et de méfiance qui se répercute sur les rapports entre les écrivains et les lecteurs d’Aufbau. Entre 1976 et 1980, les œuvres publiées dans la collection ENT répondent aux exigences imposées d’en haut. Le climat est délétère suite à la disparition des auteurs maison après 1976 qui, ironie du sort, occupent une place importante dans la littérature des années quatre-vingt. À la collection échappent précisément les auteurs-phares de la littérature de la RDA qui vont dorénavant publier ailleurs… Quel gâchis pour une collection qui avait favorisé l’émergence de talents dont d’autres éditeurs allaient profiter ! Même si une certaine ouverture est perceptible dans la sélection de 1980, – apparition de Tennessee Williams (Mrs Stone und ihr römischer Frühling, ENT, 1980), de quelques dissidents russes, du réalisme magique et de la modernité (la Leçon de choses / Anschauungsunterricht de Claude Simon, ENT 1988), le travail éditorial dans la collection Edition Neue Texte s’accomplit dans un climat de tensions et de conflits récurrents entre la direction politique et les partisans d’un programme éditorial nouveau, en prise avec les changements de société auxquels la perestroïka en URSS n’est pas étrangère.
La RDA est un formidable laboratoire de recherche : les corpus sont clos, il est possible de travailler sur l’exhaustivité de données, d’auteurs et d’œuvres. Entrer dans ce monde disparu aux traces qui vont en s’effaçant, c’est s’embarquer dans une aventure : au chercheur de tracer son chemin parmi les nombreux qui bifurquent… La collection ENT d’Aufbau est l’un de ces sentiers, emprunté à la lumière du concept d’« anomalie », défini en préliminaire. Les études en synchronie et en diachronie révèlent les dominantes, les nouveautés subversives, les reculs, les étapes d’une histoire fragmentée. Et s’il fallait un exemple du rôle mortifère de la censure, le cas de cette collection en serait une bonne illustration. Très prometteuse, elle offre, à ses débuts et jusqu’à l’affaire Biermann, un catalogue qui reflète la créativité d’une nouvelle génération d’écrivains. Mais la censure infléchit le cours de son histoire : en expulsant les auteurs qui élaboraient un biotope littéraire original, la maison d’édition se privait des écrivains les plus doués d’une nouvelle génération et trahissait, pour des raisons politiques, un projet qui, dépassant le seul plan éditorial, relevait des enjeux d’un champ littéraire en construction. On peut ainsi considérer le destin de la collection ENT comme un microcosme qui renvoie, en miroir, à ce que fut, à plus grande échelle, l’histoire littéraire des quarante années de la RDA : la potentialité créatrice des artistes fut trop souvent bridée – sans être anéantie – par un appareil à broyer la différence et la liberté d’expression.